Dimanche 28 mai, demi-marathon d’Ottawa. Je me prépare pour ce moment depuis des mois, à sortir courir 4 à 5 fois par semaine, à placer dans mon horaire des sorties longues les weekends et à entretenir ma motivation.
Ce matin-là, heureuse des kilomètres courus, de mon alimentation parfaite des jours précédents et d’une hydratation du tonnerre, je me suis présentée sur la ligne de départ sans montre, prête à courir ces 21.1 km de bonheur. Je vais courir à mon happy pace, que je me disais. C’est ma nouvelle philosophie. À mon dernier demi-marathon, mon pace du bonheur m’avait menée à mon meilleur temps! Les astres étaient alignés, assurément.
Mais à Ottawa, cette année, quelqu’un a semé la zizanie dans mes astres.
Tout en me disant que je courrais à mon rythme heureux, j’ai talonné le lapin coureur de 2 heures, planifiant de le dépasser à la toute fin pour enfin courir un demi sous les cent-vingts minutes.
Optimisme pur.
Mais dans la vie, tout ne se passe pas comme on le prévoit. À peine 100 mètres après le départ, je me disais déjà: Merde! Il m’en reste encore 21 km à courir!
Ouf!
Ça laissait présager le pire…
Pendant les 3 premiers kilomètres, tous les coureurs autour m’énervaient: leur technique de course, la couleur de leur camisole, l’odeur pestilentielle de sueur, le fait qu’ils puissent parler en courant à cette vitesse, alouette!
Après le premier ravitaillement, j’ai vu le lapin s’éloigner tranquillement. Impossible pour moi de le rattraper, je souffrais trop. J’avais déjà frappé mon mur du 17e km, et je n’étais qu’au 3e. Ce mur, je savais que je le traînerais toute la course. Il faisait chaud, mon pouls était trop rapide, j’avais deux blocs de bétons au lieu des jambes, et mon esprit était embrouillé. Je me suis mise à penser que mes bas de compression, j’aurais dû les prendre blancs au lieu de noirs, parce que je croulais déjà sous la chaleur à 9 heures… J’aurais aussi dû porter une camisole au lieu d’un t-shirt. Est-ce que j’ai les bons souliers? J’aurais dû me donner davantage dans mes entraînements, faire plus d’intervalles… Et moi qui me suis inscrite à un marathon en octobre! Je devrai sûrement revoir l’idée et revendre mon dossard…
J’ai alors réfléchi à ma théorie du pace du bonheur. Impossible, pour le commun des mortels, de concilier record personnel et pace heureux. Logiquement, si tu ne t’es pas donné corps et âme à l’entrainement, les chances sont minces d’améliorer ton temps en courant sans que ça fasse mal. Et là, je n’étais réellement pas disposée à souffrir davantage. Au loin, je ne voyais même plus l’ombre de mon lapin, alors pourquoi m’acharner à arriver le plus tôt possible?
C’est là que j’ai pris la meilleure décision. Celle qui allait changer le pire début de course en une course mémorable, agréable, dont chaque détail serait mémorisé. Et j’ai arrêté de courir.
Ouch à l’orgueil!
Ça fait mal de l’admettre. Habituellement, je m’autorise à ralentir, pas à marcher, encore moins à arrêter. Un coureur, ça court, ça ne marche pas!
J’ai sorti mon téléphone pour écrire à ma fille de ne pas m’attendre au 18e km comme prévu, car j’arriverais trop tard. Tant qu’à y être, j’ai pris une ou deux photos, puis je suis repartie, au rythme «désastreux» du bonheur. J’avais décidé que dès que je n’aurais plus de plaisir, je marcherais quelques secondes ou je ralentirais, encore. Je n’ai pas compté les innombrables fois où j’ai marché quelques secondes. Au moins vingt fois!
Dès ce moment décisif, j’ai aimé ma course. J’ai regardé les supporters dans les yeux, j’ai remercié les bénévoles, j’ai pris un selfie avec trois filles venues encourager des amis, j’ai photographié l’eau bouillonnante du pont pour traverser vers Gatineau, j’ai photographié le parlement d’Ottawa et les tonnes d’éponges et de verres qui jonchaient le sol. J’ai aussi pris le temps d’associer chacune des chansons de mon Ipod à une image du parcours. Surtout, dès que je voyais un enfant qui tendait la main pour encourager un coureur, j’allais lui faire honneur.
J’ai dégusté tout le trajet du demi-d’Ottawa. Je l’ai humé, je l’ai dévoré des yeux, j’ai écouté tout ce qu’il avait à me dire. Surtout, je l’ai aimé.
Cette course, si j’avais décidé de la prendre comme une course, c’est-à-dire d’arriver le plus vite possible, j’en aurais souffert intensément. Je n’aurais eu aucun plaisir à la terminer. Elle n’aurait été pour moi que déception. Avec raison.
J’ai choisi (sans en avoir le choix, en quelque sorte), de le courir au rythme de la tortue. Malgré mon orgueil.
Cet orgueil, je l’ai fait taire tout le trajet. Ou presque. Quand le lapin de 2h15 m’a dépassée après le 16 km, j’ai eu envie de verser une larme. C’est là que j’ai vu le parlement d’Ottawa, sur le pont, et que je me suis arrêtée pour le photographier. Ô Canada!
Je n’ai jamais revu le lapin de 2h15; il s’est éclipsé loin devant.
J’ai pleuré pendant la moité du dernier km. Pleuré de vivre toutes ces émotions d’une fin de course. Pleuré d’avoir su garder ce happy pace même si c’est mon pire temps à vie. C’était ça ou la déception ou le désastre mental.
À 400 mètres de l’arrivée, j’ai même marché trois fois 10 secondes, exténuée. Dans le regard des supporters, je les entendais me dire: «Ben voyons! on peut pas marcher si près de l’arrivée!». C’est ce que j’aurais moi-même dit à n’importe quel coureur… Avant. Plus maintenant.
Mon pace du bonheur, à Ottawa, il était d’une lenteur impressionnante pour ce que je peux faire généralement. Mais il a transformé un enfer en course mémorable.
Comments