En pleine nuit, les yeux grand ouverts, je tente de gérer les pensées qui s’insinuent dans ma tête en éloignant Morphée à des lieues de mon lit. Pourtant, il y avait des mois que je parvenais à semer l’insomnie. Pourquoi cette nuit?
Parce que ce matin, 21 novembre, marque le début de la grève de mes collègues du Front Commun. Et dans un peu plus de 48 heures, le début de la grève générale illimitée du syndicat dont je fais partie.
Tsé, on fait pas ça souvent, la grève. On ne s’y habitue pas…
C’est mon nombril qui m’a d’abord tiré l’oreille pour me réveiller: opter pour la grève, c’est accepter d’aller faire du piquetage sans rémunération (non, notre syndicat n’a pas de fonds de grève). Et opter pour la grève générale illimitée, c’est sortir avec nos pancartes sans savoir quand on reviendra au travail...sans savoir à quel moment notre compte en banque va se renflouer. Et ça, c’est inquiétant, surtout à l’approche des Fêtes. Quand j’étais monoparentale, seule à pourvoir au paiement des comptes, j’en aurais probablement fait de l'urticaire. Imaginez les familles où les deux parents sont enseignants… Ouf! Ça va faire mal, cette grève, nonobstant sa durée.
-Tu la voyais venir, la grève, tu t’es sans doute mis de l’argent de côté?
-On a essayé. Mais le prix de tout ce qu’on achète a augmenté. Ça complexifie la chose. Pis toi, tu y arriverais ?
-Ben pourquoi t’a voté ça, alors, si ça t’inquiète autant?
Parce que quand on prend un pas de recul et qu’on s’éloigne du nombril, on voit que la situation nous dépasse largement. Avec objectivité (et de nombreuses années d’expérience), je vois la tâche de tous s’alourdir, et les employés courber l’échine d’année en année sous ce poids difficile à porter: infirmières, médecins, préposés, secrétaires, éducateurs, enseignants, techniciens en informatique, professionnels, bibliothécaires, pour ne nommer qu’eux, font face à des tâches nouvelles et de plus en plus complexes. La lourdeur s’installe insidieusement.
Pourquoi cette lourdeur? Parce que le monde change. À l’hôpital et à l’école, les patients, les jeunes et les parents arrivent avec leur réalité nouvelle, leurs diagnostics, leurs difficultés, leurs valeurs, leurs droits, leurs exigences. Parce que l’imputabilité a de lourdes conséquences et qu’il faut des procédures pour prévoir les dérives en santé et en éducation. On a mis des pansements en pensant bien faire. Y a personne qui fait preuve de malice dans l’histoire. On tente de sauver les meubles en cherchant à être efficient (mot à la mode quand on gère du monde pis un portefeuille: réussir, pour un système, à être le plus efficace possible en dépensant le moins de ressources possible). Y a aucun mal à vouloir être efficient.
Mais.
Y a toujours un mais quelque part.
Le problème, c’est que le monde a changé, et on a ajouté des procédures au système; les travailleurs, eux, doivent tout encaisser. Mais voilà, ils sont épuisés. Alors ils vont se reposer (appuyés de leur médecin), ils quittent le navire (après un diagnostic du psy) ou décident tout simplement, à voir que le navire risque de couler, de ne pas y monter (après avoir été contaminés par des gens du milieu et les médias).
Qui est à blâmer, dans l’histoire? Les capitaines du navire? Ils sont aussi épuisés que le reste de l’équipage et, j’en suis convaincue, souhaitent les mêmes changements que les matelots. Seuls, il n’ont pas l'expertise ni le pouvoir de colmater les brèches du navire qui s'agrandissent lentement mais sûrement. C'est ici que tout l’équipage est nécessaire, accompagné des professionnels architectes pour reconstruire un bateau mieux adapté à son environnement. C’est le centre de commandement, dans sa tour, qui doit prendre des décisions douloureuses. Mais ça implique tout un changement de cap! Et le centre de commandement aussi devra être amélioré.
Ce qu’il faut faire? Partir de la réalité du monde (fort complexe en 2023) pour ériger autour de lui des services qu’on sera heureux de donner et qui conviendront à la réalité actuelle. On ne peut plus parler de la même réussite pour tous. Il faut faire de la différenciation.
Alors, c’est à qui, la faute?
Je n’en suis pas là… Cherchons plutôt ensemble les solutions. Le navire est fissuré, et les pansements ne serviront à rien. Une refonte en profondeur est nécessaire. Les élèves arrivent avec de plus en plus de besoins différents et de difficultés en tout genre. Pourtant, l’école essaie encore de les faire tous entrer dans le même moule. La seule chose ayant changé, c’est qu’on tente de les attirer et de les intéresser avec des profils qui les divertiront en même temps qu’on s'évertue à leur inculquer des connaissances et à développer leurs compétences (sports, sciences, arts, langues, etc.). À la fin, ils devront pourtant réussir les mêmes examens dans les mêmes conditions. Pour avoir ton diplôme, petit, tu devras écrire une lettre d’opinion de 500 mots à travers une réflexion structurée, réfléchie, utilisant un vocabulaire juste et en laissant le moins de fautes possible. Pour le commun des mortels, c’est totalement réalisable. Attention, ça prend un minimum d’efforts, cependant…
Pour les cerveaux différents qui ont eu des embûches depuis toujours, pour les humains ayant des diagnostics particuliers, c’est plus questionnable. Pourtant, l’exigence demeure la même. Et si c’est ça, qu’on changeait? Pas niveler vers le bas, comme on se plaît à le dire, mais changer les attentes selon l’individu qui se pointe au guichet. Un diplôme pourrait avoir de la valeur autrement, non? Les divers employeurs du Québec, ils ne recherchent pas tous les mêmes candidats aux compétences égales, il me semble…
On n’exerce plus ce métier qu’on a pourtant choisi il y a plusieurs années. Si on avait su, aurait-on tout de même pris cette voie ? Hummmm…
Là, ici et maintenant, tout un pan de la population a choisi de renoncer à des jours de salaire pour signifier qu’il n’a plus l’énergie de vider le bateau à coup d'écopes. C’est parce qu’on veut un meilleur avenir pour l'École et pour la Santé qu’on sort, ensemble.
Cette grève là devrait être la grève de tous les Québécois,,, Comme tu le dis si bien la société change et il serait temps que tous le nombrils du Québec participent à la solution,,,une belle réflexion de société ce texte,, bravo Roxanne
Puissant texte. Bravo pour ton excellente plume Roxanne.