29 juin, 13 heures.
Dans la salle des enseignants, les profs, épuisés mais fébriles, viennent de libérer leur bureau de travail de toutes les piles de livres, de feuilles, de travaux qui s’y sont logées depuis les dix derniers mois. Les ouvriers sortiront les meubles pendant les vacances pour faire briller les planchers; on doit ranger pour leur faciliter la tâche. À la fin août, tous retrouveront la boite à crayons, les cahiers d’exercices, les ouvrages de référence et la tasse à café.
Tous, sauf mon collègue Pierre.
Non, il n’est pas malade, pas plus qu’il n’a choisi d’abandonner le métier. Pierre, depuis la fin juin, est passé du côté des retraités de l’enseignement.
Cet après-midi du 29 juin, alors que tous s’apprêtaient à quitter l’école secondaire pour sept semaines, Pierre est entré dans la salle des profs pour faire sa tournée d’adieu. Dans ses yeux, j’ai vu qu’il cherchait à s’imprégner une dernière fois de ce bourdonnement de salle d’enseignants, de cette fébrilité de veille de vacances tant attendues.
-Là, c’est vrai, je sens une boule dans mon estomac, s’est exclamé mon collègue en s’approchant de nous, les yeux brillants.
Ébranlés, on s’est tous empressés de lui souhaiter une belle retraite remplie de projets et bon temps avec sa famille qu’il aime tant. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’on l’a sentie aussi, cette boule dans son estomac… moi aussi j’en avais une. Assister aux dernières minutes d’un collègue dans une aventure à laquelle il a consacré tant d’années, c’est émouvant.
On a tous hâte à cette journée de septembre où la cloche du début d’année sonnera pour les autres, mais pas pour nous. Mais en même temps, quand nos journées sont gérées par des cloches depuis une trentaine d’années, j’ose croire que l’appel, on l’entend toujours et qu’il est difficile, du moins la première année, de l’ignorer.
Surtout quand on aime son métier.
Plus de cours à préparer le soir. Plus de copies à corriger à la maison ni d’appels aux parents à faire. La liberté, quoi! Ça peut sembler alléchant, tout ça. Et ça l’est, j’en suis sûre. Mais si pour certains la retraite est un passage vers une autre étape, vers la réalisation d’autres défis, pour d’autres, la retraite est la fin d’une partie importante de la vie. C’est aussi la mort d’une partie de soi qui n’existera plus. Je peux aisément comprendre.
Adieu monsieur le professeur.
Bonjour monsieur le retraité.
Quand on est prof, on enseigne, on corrige, on prépare, on gère, on planifie, on s’inquiète pour nos petits, on s’insurge contre les petits-moins-gentils. Quand on est retraité, on fait quoi? Impossible de simplement regarder le temps passer quand on a été dans l’action aussi longtemps.
Quand j’étais enfant, le rêve de ma vie était d’enseigner. J’ai entretenu ce rêve des années durant, et j’ai étudié pour y parvenir. Depuis mon premier jour dans le métier, je cherche à m’améliorer, à être plus efficace. Je me couche le soir en pensant au lendemain, aux élèves que je verrai dans mes cours.
Mon travail, c’est une grosse partie de ma vie. Et je suis loin d’imaginer le jour où mes journées devront être meublées par autre chose.
Quitter son travail pour toujours, c’est donc aussi un deuil à faire. Une trentaine d’années après avoir consacré ses journées à un employeur, à une entreprise, à des élèves, voilà qu’on repart chez soi avec sa boite à lunch qui ne servira plus. C’est tout un pan de vie qui se termine. Et pour l’autre pan de vie qui reste, on fait quoi? Quand on n’est plus un prof, on devient quoi?
Je ne m’inquiète aucunement pour Pierre et ses projets, il en a plein la tête! Seulement, il est le premier à partir qui me fasse autant réfléchir sur mon après-vie-de-prof (qui devrait être seulement dans 17 ans!).
Mon paysage d’école ne sera plus le même l’an prochain sans Pierre qui arpente les corridors avec sa pomme dans ses surveillances de récréations, sans Pierre et son traditionnel ping-pong en parascolaire le midi. Mais pour lui, c’est sa vie entière qui prend un tournant majeur, juste parce qu’il a décidé de remplacer son titre d’enseignant par celui de retraité.
Bonne retraite, Pierre, amuse-toi! Tu seras dans nos pensées à la rentrée!
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