Je ne savais pas dans quoi je m’embarquais…
Quand je me suis inscrite au programme d’enseignement du français au secondaire, je croyais pouvoir changer le monde. J’étais fortement persuadée que moi, amoureuse de la langue, je transmettrais cette légitime passion aux 32 paires d’yeux assis devant moi, que je leur apprendrais tout plein de trucs utiles dans la vie, qu’ils m’écouteraient sagement, qu’ils feraient leurs devoirs et qu’ils en redemanderaient.
Niet. Nada. Rien de tout cela ne s’est réalisé. Foutaises. Rêves envolés.
Heureusement, je m’en tire bien. Je survis. Pas que mon travail soit horrible. Au contraire, je l’adore. Mais pour survivre dans cette jungle scolaire, pas le choix de réviser ses priorités, de relativiser les attentes théoriques.
Mes p’tits, comme je les appelle, ont besoin de moi, je le sais. Mais ça dépasse largement mes compétences de prof de français. Ils ont besoin d’un lien d’attachement, d’un contact humain qui les écoute, qui leur donne de l’attention. Beaucoup d’attention. Leur appétit scolaire n’est rien comparé à leur appétit humain. Si je me laisse faire, ils peuvent me dévorer tout rond. Ils sont voraces, les jeunes. Surtout ceux qui sont mis à la diète humaine à la maison.
Alors toute cette attention, je la leur donne, mais dans un cadre. Parce que ce cadre aussi, ils en ont besoin. Mais ça, ils ne le savent pas consciemment. Je dois donc enseigner la pratique de la politesse, l’utilisation d’un langage convenable, et même insister pour un minimum de respect. Et plus tard, bien plus tard, je peux me permettre de leur enseigner une règle de grammaire en usant de toutes sortes de supercheries pour qu’ils ne s’en rendent pas compte.
Ça fait longtemps que j’enseigne, du moins suffisamment longtemps pour avoir compris que la matière, c’est loin d’être le plus important dans une classe d’élèves ordinaires. Et il y a quelques semaines, malgré cette expérience, j’ai vécu l’enfer lors d’une période où je remplaçais une collègue: langage vulgaire, insultes, opposition, refus de travailler, je-m’en-foutisme aigu, alouette. L’horreur! J’étais une miette par terre, un ignoble insecte à écraser. J’ai reçu en pleine gueule le message que j’ai compris il y a quelques années: pas de lien avec un groupe, pas de résultats. Ces jeunes que je ne connaissais pas réellement m’ont fait savoir que je devais faire mes preuves.
Mea culpa à l’enseignante de sciences que je remplaçais, j’ai mis en veilleuse quelques instants les pages du cahier à faire (pas le choix, question de survie!), et je leur ai parlé de la vie. De tout et de rien. J’ai dit à l’un des plus dérangeants qu’il était bon, que je savais qu’il parviendrait à se comporter calmement. Puis les paires d’yeux se sont allumés et se sont adoucis. Et ils ont travaillé. À la fin, même, j’ai eu droit à un «Merci, madame! Je vous souhaite une belle soirée.» Était-ce de la patience? de la candeur? de la naïveté? Non. Ça, dans la vie d’un prof, c’est la vocation. Parce que dans la vie, il n’y a pas que les connaissances.
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